puis elles s'éteignaient le soir. Mais celle-là avait germé
un jour, d'une graine apportée d'on ne sait où, et le petit
prince avait surveillé de très près cette brindille qui ne
ressemblait pas aux autres brindilles. Ça pouvait être un
nouveau genre de baobab. Mais l'arbuste cessa vite de
croître, et commença de préparer une fleur. Le petit
prince, qui assistait à l'installation d'un bouton énorme,
sentait bien qu'il en sortirait une apparition miraculeuse,
mais la fleur n'en finissait pas de se préparer à être belle,
à l'abri de sa chambre verte. Elle choisissait avec soin
ses couleurs. Elle s'habillait lentement, elle ajustait un
à un ses pétales. Elle ne voulait pas sortir toute fripée
comme les coquelicots. Elle ne voulait apparaître que
dans le plein rayonnement de sa beauté. Eh ! oui. Elle
était très coquette ! Sa toilette mystérieuse avait donc
duré des jours et des jours. Et puis voici qu'un matin,
justement à l'heure du lever du soleil, elle s'était montrée.
Et elle, qui avait travaillé avec tant de précision, dit
en bâillant :
— Ah ! je me réveille à peine... Je vous demande
pardon... Je suis encore toute décoiffée...
Le petit prince, alors, ne put contenir son admiration :
— Que vous êtes belle !
— N'est-ce pas, répondit
doucement la fleur. Et
je suis née en même temps
que le soleil...
Le petit prince devina
bien qu'elle n'était pas trop
modeste, mais elle était si
émouvante !
— C'est l'heure, je crois,du petit déjeuner, avaitelle
bientôt ajouté,
auriezvous la bonté de penser
à moi...
Et le petit prince, tout
confus, ayant été chercher
un arrosoir d'eau
fraîche, avait servi la fleur.
Ainsi l'avait-elle bien
vite tourmenté par sa vanité un peu ombrageuse.
Un jour, par exemple, parlant de ses quatre épines,
elle avait dit au petit prince :
— Ils peuvent venir, les tigres, avec leurs griffes !
— Il n'y a pas de tigres sur ma planète, avait objecté
le petit prince, et puis les tigres ne mangent pas l'herbe.
— Je ne suis pas une herbe, avait doucement répondu
la fleur.
— Pardonnez-moi...
— Je ne crains rien des tigres, mais j'ai horreur des
courants d'air. Vous n'auriez pas un paravent ?
« Horreur des courants d'air... ce n'est pas de chance,
pour une plante, avait remarqué le petit prince. Cette fleur
est bien compliquée... »
— Le soir vous me
mettrez sous globe.
Il fait très froid chez vous.
C'est mal installé. Là d'où
je viens...
Mais elle s'était interrompue.
Elle était venue
sous forme de graine.
20
des autres mondes. Humiliée
de s'être laissé surprendre à
préparer un mensonge aussi
naïf, elle avait toussé deux ou
trois fois, pour mettre le petit
prince dans son tort :
— Ce paravent ?...
— J'allais le chercher mais
vous me parliez !
Alors elle avait forcé sa toux pour lui infliger quand
même des remords.
Ainsi le petit prince, malgré la bonne volonté de son
amour, avait vite douté d'elle. Il avait pris au sérieux des
mots sans importance, et était devenu très malheureux.
« J'aurais dû ne pas l'écouter, me confia-t-il un jour,
il ne faut jamais écouter les fleurs. Il faut les regarder et
les respirer. La mienne embaumait ma planète, mais je ne
savais pas m'en réjouir. Cette histoire de griffes, qui
m'avait tellement agacé, eût dû m'attendrir... »
II me confia encore :
« Je n'ai alors rien su comprendre ! J'aurais dû la juger
sur les actes et non sur les
mots. Elle m'embaumait et
m'éclairait. Je n'aurais jamais
dû m'enfuir ! J'aurais dû deviner
sa tendresse derrière
ses pauvres ruses. Les fleurs
sont si contradictoires ! Mais
j étais trop jeune pour savoir
l'aimer. »
21
IX
JE crois qu'il profita, pour son évasion, d'une migration
d'oiseaux sauvages. Au matin du départ il mit sa
planète bien en ordre. Il ramona soigneusement ses volcans
en activité. Il possédait deux volcans en activité.
Et c'était bien commode pour faire chauffer le petit
déjeuner du matin. Il possédait aussi un volcan éteint.
Mais, comme il disait : « On ne sait jamais ! » II ramona
donc également le volcan éteint. S'ils sont bien ramonés,
les volcans brûlent doucement et régulièrement, sans
éruptions. Les éruptions volcaniques sont comme des
feux de cheminée. Évidemment sur notre terre nous
sommes beaucoup trop petits pour ramoner nos volcans.
C'es~t pourquoi ils nous causent des tas d'ennuis.
Le petit prince arracha aussi, avec un peu de mélancolie,
les dernières pousses de baobabs. Il croyait ne
jamais devoir revenir. Mais tous ces travaux familiers lui
parurent, ce matin-là, extrêmement doux. Et, quand il
arrosa une dernière fois la fleur, et se prépara à la
mettre à l'abri sous son globe, il se découvrit l'envie de
pleurer.
— Adieu, dit-il à la fleur.
Mais elle ne lui répondit pas.
— Adieu, répéta-t-il.
La fleur toussa. Mais ce n'était pas à cause de son
rhume.
— J'ai été sotte, lui dit-elle enfin. Je te demande
pardon. Tâche d'être heureux.
Il fut surpris par l'absence de reproches.
22
Il restait là tout déconcerté, le globe en l'air. Il ne comprenait pas
cette douceur calme.
— Mais oui, je t'aime, lui dit la fleur. Tu n'en as rien
su, par ma faute. Cela n'a aucune importance. Mais tu as
été aussi sot que moi. Tâche d'être heureux... Laisse ce
globe tranquille. Je n'en veux plus.
— Mais le vent...
— Je ne suis pas si enrhumée que ça... L'air frais de
la nuit me fera du bien. Je suis une fleur.
— Mais les bêtes...
— Il faut bien que je supporte deux ou trois chenilles
si je veux connaître les papillons. Il paraît que c'est
tellement beau. Sinon qui me rendra visite ? Tu seras
loin, toi. Quant aux grosses bêtes, je ne crains rien. J'ai
mes griffes.
Et elle montrait naïvement ses quatre épines. Puis elle
ajouta :
— Ne traîne pas comme ça, c'est agaçant. Tu as
décidé de partir. Va-t'en.
Car elle ne voulait pas qu'il la vît pleurer. C'était une
fleur tellement orgueilleuse...
23
X
I L se trouvait dans la région des astéroïdes 325, 326,
327, 328, 329 et 330. Il commença donc par les visiter
pour y chercher une occupation et pour s'instruire.
Le premier était habité par un roi. Le roi siégeait,
habillé de pourpre et d'hermine, sur un trône très simple
et cependant majestueux.
— Ah ! voilà un sujet, s'écria le roi quand il aperçut
le petit prince.
Et le petit prince se demanda :
« Comment peut-il me reconnaître puisqu'il ne m'a
encore jamais vu ? »
Il ne savait pas que, pour les rois, le monde est très
simplifié. Tous les hommes sont des sujets.
— Approche-toi que je te voie mieux, lui dit le roi qui
était tout fier d'être enfin roi pour quelqu'un.
Le petit prince chercha des yeux où s'asseoir, mais la
planète était tout encombrée par le magnifique manteau
d'hermine. Il resta donc debout, et, comme il était
fatigué, il bâilla.
— Il est contraire à l'étiquette de bâiller en présence
d'un roi, lui dit le monarque. Je te l'interdis.
— Je ne peux pas m'en empêcher, répondit le petit
prince tout confus. J'ai fait un long voyage et je n'ai
pas dormi...
— Alors, lui dit le roi, je t'ordonne de bâiller. Je n'ai
vu personne bâiller depuis des années. Les bâillements
sont pour moi des curiosités. Allons ! bâille encore. C'est
un ordre.
— Ça m'intimide... je ne peux plus... fit le petit
prince tout rougissant.
— Hum ! hum ! répondit le roi. Alors je... je t'ordonne
tantôt de bâiller et tantôt de...
Il bredouillait un peu et paraissait vexé.
Car le roi tenait essentiellement à ce que son autorité
fût respectée. Il ne tolérait pas la désobéissance. C'était
un monarque absolu. Mais, comme il était très bon, il
donnait des ordres raisonnables.
« Si j'ordonnais, disait-il couramment, si j'ordonnais
à un général de se changer en oiseau de mer, et si le
général n'obéissait pas, ce ne serait pas la faute du
général. Ce serait ma faute. »
— Puis-je m'asseoir ? s'enquit timidement le petit
prince.
— Je t'ordonne de t'asseoir, lui répondit le roi, qui
ramena majestueusement un pan de son manteau d'hermine.
Mais le petit prince s'étonnait. La planète était
minuscule. Sur quoi le roi pouvait-il bien régner ?
— Sire..., lui dit-il, je vous demande pardon de vous
interroger...
— Je t'ordonne de m'interroger, se hâta de dire
le roi.
— Sire... sur quoi régnez-vous ?
— Sur tout, répondit le roi, avec une grande simplicité.
— Sur tout ?
Le roi d'un geste discret désigna sa planète, les autres
planètes et les étoiles.
— Sur tout ça ? dit le petit prince.
— Sur tout ça... répondit le roi.
Car non seulement c'était un monarque absolu mais
c'était un monarque universel.
— Et les étoiles vous obéissent ?
— Bien sûr, lui dit le roi. Elles obéissent aussitôt. Je
ne tolère pas l'indiscipline.
Un tel pouvoir émerveilla le petit prince. S'il l'avait
détenu lui-même, il aurait pu assister, non pas à quarantequatre,
mais à soixante-douze, ou même à cent, ou
même à deux cents couchers de soleil dans la même
journée, sans avoir jamais à tirer sa chaise !
Et comme il se sentait un peu triste à cause
du souvenir de sa petite planète
abandonnée, il s'enhardit à solliciter
une grâce du roi :
— Je voudrais voir un coucher
de soleil... Faites-moi plaisir...
Ordonnez au soleil de se coucher...
— Si j'ordonnais à un général de voler d'une fleur à
l'autre à la façon d'un papillon, ou d'écrire une tragédie,
ou de se changer en oiseau de mer, et si le général n'exécutait
pas l'ordre reçu, qui, de lui ou de moi, serait dans
son tort ?
— Ce serait vous, dit fermement le petit prince.
— Exactt. Il faut exiger de chacun ce que chacun peut
donner, reprit le roi. L'autorité repose d'abord sur la
raison. Si tu ordonnes à ton peuple d'aller se jeter à la
mer, il fera la révolution. J'ai le droit d'exiger l'obéissance
parce que mes ordres sont raisonnables.
— Alors mon coucher de soleil ? rappela le petit
prince qui jamais n'oubliait une question une fois qu'il
l'avait posée.
— Ton coucher de soleil tu l'auras. Je l'exigerai.
Mais j'attendrai, dans ma science du gouvernement, que
les conditions soient favorables.
— Quand ça sera-t-il ? s'informa le petit prince.
— Hem ! hem ! lui répondit le roi, qui consulta
d'abord un gros calendrier, hem ! hem ! ce sera, vers...
vers... ce sera ce soir vers sept heures quarante ! Et tu
verras comme je suis bien obéi.
Le petit prince bâilla. Il regrettait son coucher de
soleil manqué. Et puis il s'ennuyait déjà un peu :
— Je n'ai plus rien à faire ici, dit-il au roi. Je vais
repartir !
— Ne pars pas, répondit le roi qui était si fier d'avoir
un sujet. Ne pars pas, je te fais ministre !
— Ministre de quoi ?
— De... de la justice !
— Mais il n'y a personne à juger !
— On ne sait pas, lui dit le roi. Je n'ai pas fait encore
le tour de mon royaume. Je suis très vieux, je n'ai pas
de place pour un carrosse, et ça me fatigue de marcher.
Oh ! mais j'ai déjà vu, dit le petit prince qui se
pencha pour jeter encore un coup d'oeil sur l'autre côté
de la planète. Il n'y a personne là-bas non plus...
— Tu te jugeras donc toi-même, lui répondit le roi.
C'est le plus difficile. Il est bien plus difficile de se juger
soi-même que de juger autrui. Si tu réussis à bien te
juger, c'est que tu es un véritable sage.
— Moi, dit le petit prince, je puis me juger moi-même
n'importe où. Je n'ai pas besoin d'habiter ici.
— Hem ! hem ! dit le roi, je crois bien que sur ma
planète il y a quelque part un vieux rat. Je l'entends la
nuit. Tu pourras juger ce vieux rat. Tu le condamneras
à mort de temps en temps. Ainsi sa vie dépendra de ta
justice. Mais tu le gracieras chaque fois pour l'économiser.
Il n'y en a qu'un.
— Moi, répondit le petit prince, je n'aime pas
condamner à mort, et je crois bien que je m'en vais.
— Non, dit le roi.
Mais le petit prince, ayant achevé ses préparatifs, ne
voulut point peiner le vieux monarque :
— Si Votre Majesté désirait être obéie ponctuellement,
elle pourrait me donner un ordre raisonnable.
Elle pourrait m'ordonner, par exemple, de partir avant
une minute. Il me semble que les conditions sont
favorables... .
Le roi n'ayant rien répondu, le petit prince hésita
d'abord, puis, avec un soupir, prit le départ.
— Je te fais mon ambassadeur, se hâta alors de crier
le roi.
Il avait un grand air d'autorité.
« Les grandes personnes sont bien étranges », se dit
le petit prince, en lui-même, durant son voyage.
LA seconde planète était habitée par un vaniteux :
— Ah ! ah ! Voilà la visite d'un admirateur !
s'écria de loin le vaniteux dès qu'il aperçut le petit prince.
Car, pour les vaniteux,
les autres hommes
sont des admirateurs.
— Bonjour, dit le
petit prince. Vous avez
un drôle de chapeau.
— C'est pour saluer,lui répondit le vaniteux.
C'est pour saluer quand on m'acclame.
Malheureusement il ne passe jamais personne
par ici.
— Ah oui ? dit le petit prince qui ne comprit pas.
— Frappe tes mains l'une contre l'autre,
conseilla donc le vaniteux.
Le petit prince frappa
s es mains l'une contre l'autre.
Le vaniteux
salua modestement en
soulevant son chapeau
— Ça c'est plus amusant que la visite au roi, se dit en
lui-même le petit prince. Et il recommença de frapper
ses mains l'une contre l'autre. Le vaniteux recommença
de saluer en soulevant son chapeau.
Après cinq minutes d'exercice le petit prince se fatigua
de la monotonie du jeu :
— Et pour que le chapeau tombe, demanda-t-il, que
faut-il faire ?
Mais le vaniteux ne l'entendit pas. Les vaniteux n'entendent
jamais que les louanges.
— Est-ce que tu m'admires vraiment beaucoup ?
demanda-t-il au petit prince.
— Qu'est-ce que signifie admirer ?
— Admirer signifie reconnaître que je suis l'homme
le plus beau, le mieux habillé, le plus riche et le plus
intelligent de la planète.
— Mais tu es seul sur ta planète !
— Fais-moi ce plaisir. Admire-moi quand même !
— Je t'admire, dit le petit prince, en haussant un peu
les épaules, mais en quoi cela peut-il bien t'intéresser ?
Et le petit prince s'en fut.
« Les grandes personnes sont décidément bien bizarres »,
se dit-il simplement en lui-même durant son voyage.
XII
A planète suivante était habitée par un buveur. Cette
visite fut très courte mais elle plongea le petit prince
dans une grande mélancolie :
— Que fais-tu là ? dit-il au buveur, qu'il trouva
installé en silence devant une collection de bouteilles
vides et une collection de bouteilles pleines.
— Je bois, répondit le buveur, d'un air lugubre.
— Pourquoi bois-tu ? lui demanda le petit prince.
— Pour oublier, répondit le buveur.
— Pour oublier quoi ? s'enquit le petit prince qui
déjà le plaignait.
— Pour oublier que j'ai honte, avoua le buveur en
baissant la tête.
— Honte de quoi ? s'informa le petit prince qui
désirait le secourir.
— Honte de boire ! acheva le buveur qui s'enferma
définitivement dans le silence.
Et le petit prince s'en fut, perplexe.
« Les grandes personnes sont décidément très très
bizarres », se disait-il en lui-même durant le voyage.
XIII
A quatrième planète était celle du businessman. Cet
homme était si occupé qu'il ne leva même pas la
tête à l'arrivée du petit prince.
— Bonjour, lui dit celui-ci. Votre cigarette est
éteinte.
— Trois et deux font cinq. Cinq et sept douze. Douze
et trois quinze. Bonjour. Quinze et sept vingt-deux.
Vingt-deux et six vingt-huit. Pas le temps de la rallumer.
Vingt-six et cinq trente et un. Ouf ! Ça fait donc cinq
cent un millions six cent vingt-deux mille sept cent
trente et un.
— Cinq cents millions de quoi ?
— Hein ? Tu es toujours là ? Cinq cent un millions
de... je ne sais plus... J'ai tellement de travail ! Je suis
sérieux, moi, je ne m'amuse pas à des balivernes ! Deux
et cinq sept...
— Cinq cent un millions de quoi ? répéta le petit
prince qui jamais de sa vie n'avait renoncé à une question,
une fois qu'il l'avait posée.
Le businessman leva la tête :
— Depuis cinquante-quatre ans que j'habite cette
planète-ci, je n'ai été dérangé que trois fois. La première
fois ç'a été, il y a vingt-deux ans, par un hanneton qui était
tombé Dieu sait d'où. Il répandait un bruit épouvantable,
et j'ai fait quatre erreurs dans une addition. La seconde
fois ç'a été, il y a onze ans, par une crise de rhumatisme.
Je manque d'exercice. Je n'ai pas le temps de flâner. Je
suis sérieux, moi. La troisième fois... la voici ! Je disais
donc cinq cent un millions...
— Millions de quoi ?
Le businessman comprit qu'il n'était point d'espoir de
paix :
— Millions de ces petites choses que l'on voit quelquefois
dans le ciel.
— Des mouches ?
— Mais non, des petites choses qui brillent.
— Des abeilles ?
— Mais non. Des petites choses dorées qui font
rêvasser les fainéants. Mais je suis sérieux, moi ! Je n'ai
pas le temps de rêvasser.
— Ah ! des étoiles ?
— C'est bien ça. Des étoiles.
— Et que fais-tu de cinq cents millions d'étoiles ?
— Cinq cent un millions six cent vingt-deux mille
sept cent trente et un. Je suis sérieux, moi,
je suis précis.
— Millions de quoi ?
Le businessman comprit qu'il n'était point d'espoir de
paix :
— Millions de ces petites choses que l'on voit quelquefois
dans le ciel.
— Des mouches ?
— Mais non, des petites choses qui brillent.
— Des abeilles ?
— Mais non. Des petites choses dorées qui font
rêvasser les fainéants. Mais je suis sérieux, moi ! Je n'ai
pas le temps de rêvasser.
— Ah ! des étoiles ?
— C'est bien ça. Des étoiles.
— Et que fais-tu de cinq cents millions d'étoiles ?
— Cinq cent un millions six cent vingt-deux mille
sept cent trente et un. Je suis sérieux, moi, je suis
précis.
Cependant il posa encore des questions :
— Comment peut-on posséder les étoiles ?
— À qui sont-elles ? riposta, grincheux, le businessman.
— Je ne sais pas. À personne.
— Alors elles sont à moi, car j'y ai pensé le premier.
— Ça suffit ?
— Bien sûr. Quand tu trouves un diamant qui n'est
à personne, il est à toi. Quand tu trouves une île qui n'est
à personne, elle est à toi. Quand tu as une idée le premier,
tu la fais breveter : elle est à toi. Et moi je possède les
étoiles, puisque jamais personne avant moi n'a songé à
les posséder.
— Ça c'est vrai, dit le petit prince. Et qu'en fais-tu ?
— Je les gère. Je les compte et je les recompte, dit
le businessman. C'est difficile. Mais je suis un homme
sérieux !
Le petit prince n'était pas satisfait encore.
— Moi, si je possède un foulard, je puis le mettre
autour de mon cou et l'emporter. Moi, si je possède une
fleur, je puis cueillir ma fleur et l'emporter. Mais tu ne
peux pas cueillir les étoiles !
— Non, mais je puis les placer en banque.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Ça veut dire que j'écris sur un petit papier le
nombre de mes étoiles. Et puis j'enferme à clef ce papierlà
dans un tiroir.
— Et c'est tout ?
— Ça suffit !
« C'est amusant, pensa le petit prince. C'est assez poétique.
Mais ce n'est pas très sérieux. »
32
Le petit prince avait sur les choses sérieuses des idées
très différentes des idées des grandes personnes.
— Moi, dit-il encore, je possède une fleur que j'arrose
tous les jours. Je possède trois volcans que je ramone
toutes les semaines. Car je ramone aussi celui qui est
éteint. On ne sait jamais. C'est utile à mes volcans, et
c'est utile à ma fleur, que je les possède. Mais tu n'es pas
utile aux étoiles.
Le businessman ouvrit la bouche mais ne trouva rien
à répondre, et le petit prince s'en fut.
« Les grandes personnes sont décidément tout à fait
extraordinaires », se disait-il simplement en lui-même
durant le voyage.
XIV
A cinquième planète était très curieuse. C'était la plus
petite de toutes. Il y avait là juste assez de place pour
loger un réverbère et un allumeur de réverbères. Le
petit prince ne parvenait pas à s'expliquer à quoi pouvaient
servir, quelque part dans le ciel, sur une planète
sans maison, ni population, un réverbère et un allumeur
de réverbères. Cependant il se dit en lui-même :
« Peut-être bien que cet homme est absurde. Cependant
il est moins absurde que le roi, que le vaniteux, que
le businessman et que le buveur. Au moins son travail
a-t-il un sens. Quand il allume son réverbère, c'est comme
s'il faisait naître une étoile de plus, ou une fleur. Quand
il éteint son réverbère, ça endort la fleur ou l'étoile.
C'est une occupation très jolie. C'est véritablement utile
puisque c'est joli. »
Lorsqu'il aborda la planète il salua respectueusement
l'allumeur :
— Bonjour. Pourquoi viens-tu d'éteindre ton réverbère?
— C'est la consigne, répondit l'allumeur. Bonjour.
— Qu'est-ce que la consigne ?
— C'est d'éteindre mon réverbère. Bonsoir.
Et il le ralluma.
— Mais pourquoi viens-tu de le rallumer ?
— C'est la consigne, répondit l'allumeur.
— Je ne comprends pas, dit le petit prince.
— Il n'y a rien à comprendre, dit l'allumeur. La
consigne c'est la consigne. Bonjour.
Et il éteignit son réverbère.
Puis il s'épongea le front avec un mouchoir à carreaux
rouges.
— Je fais là un métier terrible. C'était raisonnable
autrefois. J'éteignais le matin et j'allumais le soir. J'avais
le reste du jour pour me reposer, et le reste de la nuit
pour dormir...
— Et, depuis cette époque, la consigne a changé ?
— La consigne n'a pas changé, dit l'allumeur. C'est
bien là le drame ! La planète d'année en année a tourné
de plus en plus vite, et la consigne n'a pas changé !
— Alors ? dit le petit prince.
— Alors maintenant qu'elle fait un tour par minute,
je n'ai plus une seconde de repos. J'allume et j'éteins une
fois par minute !
— Ça c'est drôle ! Les jours chez toi durent une
minute !
34
— Ce n'est pas drôle du tout, dit l'allumeur. Ça fait
déjà un mois que nous parlons ensemble.
— Un mois ?
— Oui. Trente minutes. Trente jours ! Bonsoir.
Et il ralluma son réverbère.
Le petit prince le regarda et aima cet allumeur qui
était tellement fidèle à la consigne. Il se souvint des
couchers de soleil que lui-même allait autrefois chercher,
en tirant sa chaise. Il voulut aider son ami :
— Tu sais... je connais un moyen de te reposer quand
tu voudras...
— Je veux toujours, dit l'allumeur.
Car on peut être, à la fois, fidèle et paresseux.
Le petit prince poursuivit :
— Ta planète est tellement petite que tu en fais le
tour en trois enjambées. Tu n'as qu'à marcher assez
lentement pour rester toujours au soleil. Quand tu voudras
te reposer tu marcheras... et le jour durera aussi
longtemps que tu voudras.
— Ça ne m'avance pas à grand-chose, dit l'allumeur.
Ce que j'aime dans la vie, c'est dormir.
— Ce n'est pas de chance, dit le petit prince.
— Ce n'est pas de chance, dit l'allumeur. Bonjour.
Et il éteignit son réverbère.
« Celui-là, se dit le petit prince, tandis qu'il poursuivait
plus loin son voyage, celui-là serait méprisé par tous les
autres, par le roi, par le vaniteux, par le buveur, par le
businessman. Cependant, c'est le seul qui ne me paraisse
pas ridicule. C'est, peut-être, parce qu'il s'occupe d'autre
chose que de soi-même. »
Il eut un soupir de regret et se dit encore :
« Celui-là est le seul dont j'eusse pu faire mon ami.
Mais sa planète est vraiment trop petite. Il n'y a pas de
place pour deux... »
Ce que le petit prince n'osait pas s'avouer, c'est qu'il
regrettait cette planète bénie à cause, surtout, des mille
quatre cent quarante couchers de soleil par vingt-quatre
heures !
35
L A sixième planète était une planète dix fois plus vaste.
Elle était habitée par un vieux Monsieur qui écrivait
d'énormes livres.
— Tiens ! voilà un explorateur ! s'écria-t-il, quand il
aperçut le petit prince.
Le petit prince s'assit sur la table et souffla un peu. Il
avait déjà tant voyagé !
— D'où viens-tu ? lui dit le vieux Monsieur.
— Quel est ce gros livre ? dit le petit prince. Que
faites-vous ici ?
-— Je suis géographe, dit le vieux Monsieur.
— Qu'est-ce qu'un géographe ?
— C'est un savant qui connaît où se trouvent les
mers, les fleuves, les villes, les montagnes et les
déserts.
— Ça c'est bien intéressant, dit le petit prince. Ça
c'est enfin un véritable métier ! Et il jeta un coup d'oeil
autour de lui sur la planète du géographe. Il n'avait
jamais vu encore une planète aussi majestueuse.
— Elle est bien belle, votre planète. Est-ce qu'il y a
des océans ?
— Je ne puis pas le savoir, dit le géographe.
— Ah ! (Le petit prince était déçu.) Et des montagnes
?
— Je ne puis pas le savoir, dit le géographe.
— Et des villes et des neuves et des déserts ?
— Je ne puis pas le savoir non plus, dit le géographe.
— Mais vous êtes géographe !
— C'est exact, dit le géographe, mais je ne suis pas
explorateur. Je manque absolument d'explorateurs. Ce
n'est pas le géographe qui va faire le compte des villes,
des fleuves, des montagnes, des mers, des océans et des déserts.
36
Le géographe est trop important pour flâner.
Il ne quitte pas son bureau. Mais il y reçoit les explorateurs.
Il les interroge, et il prend en note leurs souvenirs.
Et si les souvenirs de l'un d'entre eux lui paraissent
intéressants, le géographe fait faire une enquête sur la
moralité de l'explorateur.
— Pourquoi ça ?
— Parce qu'un explorateur qui mentirait entraînerait
des catastrophes dans les livres de géographie. Et aussi
un explorateur qui boirait trop.
— Pourquoi ça ? fit le petit prince.
— Parce que les ivrognes voient double. Alors le
géographe noterait deux montagnes là où il n'y en a
qu'une seule.
— Je connais quelqu'un, dit le petit prince, qui serait
mauvais explorateur.
— C'est possible. Donc, quand la moralité de l'explorateur
paraît bonne, on fait une enquête sur sa découverte.
— On va voir ?
— Non. C'est trop compliqué. Mais on exige de
l'explorateur qu'il fournisse des preuves. S'il s'agit par
exemple de la découverte d'une grosse montagne, on
exige qu'il en rapporte de grosses pierres.
Le géographe soudain s'émut.
— Mais toi, tu viens de loin ! Tu es explorateur ! Tu
vas me décrire ta planète !
Et le géographe, ayant ouvert son registre, tailla son
crayon. On note d'abord au crayon les récits des explorateurs.
On attend, pour noter à l'encre, que l'explorateur
ait fourni des preuves.
— Alors ? interrogea le géographe.
— Oh ! chez moi, dit le petit prince, ce n'est pas très
intéressant, c'est tout petit. J'ai trois volcans. Deux
volcans en activité, et un volcan éteint. Mais on ne sait
jamais.
— On ne sait jamais, dit le géographe.
— J'ai aussi une fleur.
— Nous ne notons pas les fleurs, dit le géographe.
— Pourquoi ça ! c'est le plus joli !
— Parce que les fleurs sont éphémères.
— Qu'est-ce que signifie « éphémère » ?
— Les géographies, dit le géographe, sont les livres
les plus précieux de tous les livres. Elles ne se démodent
jamais. Il est très rare qu'une montagne change de place.
Il est très rare qu'un océan se vide de son eau. Nous
écrivons des choses éternelles.
— Mais les volcans éteints peuvent se réveiller,
interrompit le petit prince. Qu'est-ce que signifie « éphémère
» ?
— Que les volcans soient éteints ou soient éveillés,
ça revient au même pour nous autres, dit le géographe.
Ce qui compte pour nous, c'est la montagne. Elle ne
change pas.
— Mais qu'est-ce que signifie « éphémère » ? répéta
le petit prince qui, de sa vie, n'avait renoncé à une
question, une fois qu'il l'avait posée.
— Ça signifie « qui est menacé de disparition prochaine
».
— Ma fleur est menacée de disparition prochaine ?
— Bien sûr.
« Ma fleur est éphémère, se dit le petit prince, et elle n'a
que quatre épines pour se défendre contre le monde ! Et
je l'ai laissée toute seule chez moi ! »
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